La jeune pousse suisse Elythor a mis au point un drone « hybride », baptisé Morpho, situé à mi-chemin entre le quadricoptère conventionnel et l’avion volant à l’horizontale. L’aéronef sans pilote à bord est en effet capable d’adapter dynamiquement la configuration de ses ailes. Une capacité de « morphing » qui ouvre des perspectives inédites en matière d’applications industrielles, notamment pour des besoins d’inspection d’infrastructures.
Spin-off du Laboratoire des Systèmes Intelligents de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL), Elythor a vu le jour grâce, notamment, au travail mené dans le cadre de sa thèse de doctorat par Harry Vourtsis, fondateur de la jeune entreprise aux côtés de l’ingénieur en robotique Nathan Müller. En début d’année, les deux hommes ont publié une preuve de concept préfigurant une version commerciale de leur aéronef novateur : doté de deux ailes et d’un fuselage plat, il se révèle capable de bouger ses ailes de façon symétrique ou asymétrique, et ce dynamiquement, en fonction, par exemple, des conditions de vent. Ces capacités de morphing lui confèrent ainsi des avantages substantiels.
Après plusieurs levées de fonds et forte d’un important soutien institutionnel, Elythor vise désormais le développement d’un « produit minimum viable » d’ici à la fin de l’année, avant de lancer des projets pilotes, comme nous l’explique Nathan Müller, co-fondateur et directeur technique d’Elythor.
Techniques de l’Ingénieur : Quelles ont été les étapes clés de la création d’Elythor et de la mise au point de votre drone ?
Nathan Müller : Le fondateur d’Elythor, Harry Vourtsis, a travaillé durant son travail de thèse à l’EPFL sur le sujet des drones, avec un accent tout particulier mis sur le principe de « morphing », de changement de forme. Sa volonté était en effet de mettre à profit ce principe pour concevoir des drones capables de s’adapter à leurs conditions environnementales, mais aussi au cahier des charges des missions auxquelles ils se destinent. Au cours de son parcours de thèse, il a développé de nombreuses plateformes basées sur cette approche. Durant la dernière phase de ce travail, qui l’a mené il y a peu à l’obtention de son doctorat, il a commencé à explorer plus spécifiquement comment ce principe pouvait être mis au service d’un drone « industriel », dont les applications iraient au-delà des usages purement académiques.
Il a donc réalisé un important travail de recherche pour trouver le meilleur compromis : les structures capables de changer de forme impliquent de trouver un juste milieu entre complexité mécanique et accroissement des capacités conférées à la plateforme. Il a finalement abouti à ce concept de VTOL[1] ou ADAV en français – un avion à décollage et atterrissage vertical –, susceptible de changer sa configuration en bougeant ses ailes.
Quand il a commencé à travailler sur cette plateforme, j’étais pour ma part encore étudiant à l’EPFL. Nous avons ainsi commencé à collaborer dans le cadre d’un projet étudiant mené au cours de mon master en robotique. À la fin de mes études, je l’ai rejoint pour travailler à temps plein sur ce projet, à partir de juin 2022.
L’écosystème de l’EPFL nous a offert des infrastructures très propices à un développement rapide de notre solution. Nous avons par ailleurs eu la chance d’accueillir chaque semestre des étudiants brillants, qui ont été à l’origine d’apports concrets sur le plan matériel et logiciel.
Cet écosystème nous a aussi permis de lever des fonds, que nous avons mis à profit pour agrandir l’équipe – nous sommes aujourd’hui six personnes – et pour investir dans le matériel.
Nous comptons poursuivre ces levées de fonds dans l’écosystème EPFL, mais aussi au-delà, auprès de fonds d’investissement. Nous avons d’ailleurs contacté une dizaine de fonds de capital-risque, qui semblent séduits.
Nous avons également approché plus d’une dizaine de clients potentiels – plusieurs discussions pour des projets pilotes sont en cours – et poursuivons une phase active de prospection. Nous sommes aussi en discussions pour nouer des partenariats industriels. Tout cela a beaucoup d’importance pour nous.
En début d’année 2023, nous avons ainsi finalisé une publication portant sur la première version de ce drone, dont l’objectif était avant tout de démontrer le principe de base ; il s’agit d’une preuve de concept. Le drone est finalement assez simple : il est doté de deux ailes et d’une plaque plate qui fait office de fuselage. Le morphing, qui se traduit par une capacité du drone à bouger ses ailes de façon symétrique ou asymétrique, lui apporte toutefois de grands bénéfices : réduction de consommation d’énergie, manœuvrabilité et donc stabilité de la trajectoire accrues…
Quels sont les chiffres clés qui caractérisent le drone que vous avez conçu, Morpho ?
Pour le moment, nous sommes à la première version de notre POC[2]. Notre objectif est d’aboutir à un produit minimum viable d’ici à la fin de l’année, afin de lancer des projets pilotes. Le drone que nous avons actuellement pèse donc 3,5 kg, et possède une envergure d’un mètre soixante lorsque ses ailes sont entièrement déployées. En mode de vol horizontal, ou mode « avion », il est d’ores et déjà capable d’atteindre des vitesses de 80 km/h, pour une durée de vol de 25 minutes. Notre objectif est d’atteindre une capacité de vol de 40 minutes pour le produit minimum viable.
La charge utile de la version actuelle est de 500-600 grammes environ. Le produit minimum viable devrait quant à lui grimper à une charge utile située aux alentours d’un kilo.
Qu’est-ce qui régit le mouvement et donc la configuration des ailes de votre drone ?
Tout est entièrement automatique. Nous avons défini différents modes d’utilisation des ailes, qui sont eux-mêmes fonction des modes de vol. Le premier mode concerne l’atterrissage : le drone atterrit sur ses propres ailes en adaptant leur configuration au terrain. Cela fait de lui, à notre connaissance, le premier « tail-sitter[3] » capable d’atterrir sur n’importe quelle surface. Nous développons d’ailleurs actuellement des algorithmes qui lui permettront de choisir lui-même la zone d’atterrissage la plus favorable.
Outre ce mode d’atterrissage, nous avons défini un mode de vol vertical, ou hovering, durant lequel le drone vol comme un hélicoptère, avec les ailes fermées par défaut. Il peut ensuite les bouger en fonction de différents critères : le type d’environnement – selon qu’il est confiné ou ouvert, les ailes ne vont pas s’ouvrir avec la même amplitude –, la trajectoire à suivre, mais aussi les conditions de vent. Le drone peut en effet bouger les ailes de manière symétrique ou asymétrique afin de contrer les perturbations dues au vent, ou au contraire exploiter ce vent pour avancer ou tourner. Nous travaillons aussi actuellement sur la capacité du drone à utiliser ses ailes pour éviter les collisions avec les infrastructures.
En ce qui concerne le vol horizontal, la transition se fait de manière automatique : les ailes se déploient sans intervention de l’opérateur. Dans ce mode horizontal, le drone peut mettre à profit ses ailes pour générer différents effets aérodynamiques et donc réduire sa consommation d’énergie ou stabiliser sa trajectoire.
Enfin, la « back-transition » – le retour du mode avion au mode vertical – consiste en une fermeture des ailes optimisée pour permettre au drone de revenir de manière stable et progressive à son mode de hovering. Si les mouvements d’ailes sont entièrement automatiques, nous avons toutefois développé une option permettant à l’opérateur de les contrôler à l’aide de la télécommande.
Pour la réalisation de missions en tant que telles, nous proposons un mode manuel, dans lequel le pilote au sol appuie sur un bouton pour passer du mode avion au mode vertical et inversement.
Il est également possible de réaliser des vols semi-autonomes. Le drone suit des points de passage définis au préalable sur une carte, et respecte par la même occasion des instructions elles aussi prédéfinies en matière de mode de vol : en mode avion d’un point A à un point B, puis en mode hélicoptère du point B au point C, etc. Notre objectif, à terme, serait aussi de permettre à la machine de décider par elle-même…
Vous évoquiez, outre la stabilité, un autre grand intérêt de votre approche : celui de la diminution de consommation énergétique. L’avez-vous quantifiée ?
Nous avons effectivement quantifié ces bénéfices. Ces chiffres sont présentés dans notre publication : la consommation d’énergie normalisée est réduite de 85 %, et la vitesse du « yaw » (le « lacet »), c’est-à-dire la capacité du drone à pivoter sur lui-même, est quant à elle accrue de 200 % grâce aux ailes. La rotation ultra-rapide du drone sur lui-même n’est pas en but en soi, mais elle lui permet de réagir très rapidement aux changements de vent.
À quelles applications votre drone se destine-t-il prioritairement ?
Le premier marché que nous allons cibler est celui de l’inspection des infrastructures énergétiques : lignes haute-tension, éoliennes, plateformes pétrolières… Ces infrastructures ont en effet besoin, à la fois, d’être inspectées sur de longues distances, mais aussi de façon rapprochée, ce qu’un avion ne peut pas faire. Notre ambition est donc de positionner notre drone comme la première solution permettant une inspection d’infrastructure efficace dans les deux modes de vol, vertical et horizontal, ce qui, à notre connaissance, n’existe pas encore : les ADAV actuels n’exploitent leurs capacités de vol vertical que pour décoller et atterrir.
Les capacités de notre drone à maintenir son mode de vol vertical même lorsque le vent est fort, grâce au mouvement de ses ailes, ouvrent également des pistes pour de nombreuses autres applications.
Nous sommes ainsi en contact actif avec des acteurs de l’industrie énergétique. Cela va nous permettre de définir très précisément leurs besoins, et donc de voir quels capteurs intégrer à notre plateforme : caméras standards, infrarouges, capteurs lidars, stéréocaméras… Nous n’excluons aucune possibilité. Nous avons d’ailleurs déjà intégré une stéréocaméra, qui a permis au drone de naviguer de façon autonome, sans pilote, dans des espaces confinés, sans GPS. Nous réalisons un travail continu d’intégration de nouveaux capteurs. Nous envisageons ainsi de commercialiser, à terme, notre plateforme accompagnée de « packages » comprenant différents capteurs.
Nous avons aujourd’hui plusieurs projets pilotes en discussion, principalement avec des acteurs privés. Ils devraient se concrétiser d’ici la fin de l’année. L’objectif est double : démontrer les bénéfices de notre drone, et obtenir des retours d’expérience, de terrain, afin de faire évoluer une nouvelle fois notre plateforme. Nous espérons ainsi, en début d’année prochaine, débuter la commercialisation de notre solution.
À moyen terme, nous envisageons aussi de créer une gamme composée de plateformes de taille différente, et donc au temps de vol et aux charges utiles tout aussi variées.
[1] Vertical take-off and landing.
[2] Proof of concept, preuve de concept.
[3] Drone capable de se poser sur sa queue, à la verticale.
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