Grand entretien Vente d’armes à l’Ukraine : « Ce sont des opportunités pour l’industrie française, il faut assumer », selon Sébastien Lecornu

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En déplacement à Kiev, le ministre des Armées revient également sur la situation dans le Haut-Karabakh et la présence de la France au Niger. Il répond aux questions de franceinfo en exclusivité.

Une vingtaine d’industriels de l’armement français ont participé jeudi 28 septembre au premier forum de l’armement jamais organisé par l’Ukraine depuis le début de la guerre déclenchée par la Russie, en février 2022. A la demande d’Emmanuel Macron, le ministre des Armées les a accompagnés jusqu’a Kiev.

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Sébastien Lecornu assume que céder du matériel à l’Ukraine a des limites, et que la France doit se positionner sur le marché ukrainien. Plus question de piocher dans les stocks de l’armée française, il souhaite encourager les Ukrainiens à passer commande et à acheter des armes aux entreprises françaises. Il l’explique dans une interview exclusive avec l’envoyé spécial de franceinfo, Paul Barcelonne.

Dans cet entretien, Sébastien Lecornu assure aussi que « l’intégrité, la souveraineté, la protection de la population arménienne » sont pour la France « un objectif absolu ». Il revient également sur le départ des troupes françaises stationnées au Niger : « Nous n’avons plus rien à faire au Niger, c’est pour cela que nous nous en allons ».

franceinfo : Vous achevez à Kiev une visite à la rencontre notamment de votre nouvel homologue, Roustem Oumerov, et de Volodymyr Zelensky. C’est à la demande du président ukrainien que vous arrivez avec une telle délégation ?

Sébastien Lecornu : C’est un deuxième déplacement ici, effectivement, pour rencontrer le nouveau ministre de la Défense, mais surtout pour inscrire notre soutien à l’Ukraine dans la durée. On voit bien que le conflit s’installe et il va nous falloir faire preuve d’endurance. Et cette endurance, elle passe aussi par les industries de défense françaises pour fournir des équipements à l’Ukraine. Et c’est pour ça que des parlementaires m’accompagnent – les députés, les sénateurs prennent des décisions importantes sur le soutien à l’Ukraine –, mais aussi une vingtaine d’industriels français représentant les secteurs du cyber, de l’intelligence artificielle, des drones, des robots, mais aussi, bien sûr, des équipements terrestres ou des munitions. C’est une rencontre inédite entre l’armée ukrainienne, les différentes entreprises ukrainiennes, qui peuvent sous-traiter ou être sous-traitantes de nos industriels français.

Vous proposez à l’armée ukrainienne et aux industriels français un changement de stratégie, un changement de philosophie, un changement de paradigme. Est-ce que c’est un tournant ? 

On s’adapte, en tout cas. La guerre va durer et les cessions de matériels au sein des armées françaises – mais pas que françaises – ont par définition des limites. Est-ce qu’on va continuer à le faire ? Oui, parce que grâce à notre programmation militaire, on va retirer plein de vieux matériels de l’armée française – au bénéfice de matériels beaucoup plus neufs – qu’on va pouvoir donner à l’Ukraine, et à d’autres pays qui sont des pays partenaires. Néanmoins, si on veut durer, on doit être capable de « brancher » directement les industriels français à l’armée ukrainienne. Cela a un intérêt aussi pour l’avenir parce que si la guerre devait s’arrêter vite, ce que je souhaite, l’armée ukrainienne aura besoin de se reconstruire, aura besoin de se défendre. Et donc ce sont aussi des opportunités pour les industries françaises. Pardon de le dire comme ça, mais il faut l’assumer.

L’Ukraine est un marché, aujourd’hui, pour les industriels français ? 

Oui et non. C’est un pays en guerre qui se défend en situation de légitime défense. Notre devoir est avant tout pour nos valeurs et sur le terrain humanitaire. Quand on met à disposition des dispositifs de défense sol-air, cela protège et cela préserve des vies humaines ukrainiennes, avant tout. En tout cas, la réalité, c’est que les industries françaises ont un rôle à jouer pour aujourd’hui, mais il est vrai aussi pour demain. Et cette perspective-là, les Anglo-Saxons l’ont compris. À nous de défendre aussi le pré carré français dans cette affaire.

Est-ce que ça veut dire que bientôt, il y aura des salariés français, des lignes de production bleu-blanc-rouge, estampillées « Made in France, » qui vont s’installer en Ukraine ?

C’est à chaque industriel de le dire. En tout cas, ce que je vois, c’est qu’un certain nombre d’industries françaises ont trouvé des partenaires locaux. Des industries locales qui sont capables de devenir, dans la chaîne de production, des sous-traitants. Et ça, évidemment, cela rapproche le matériel, les équipements de l’armée ukrainienne, notamment pour l’entretien. Regardez l’entretien des canons Caesar : on va pas renvoyer les camions Caesar en France, on ne va pas non plus les renvoyer en Pologne comme ce fut le cas au début du conflit. Il faut désormais être en capacité de les réparer sur place. 

Sébastien Lecornu et son homologue ukrainien Roustem Oumerov, ministre de la Défense, jeudi 28 septembre 2023 à Kiev. (PAUL BARCELONNE / FRANCEINFO / RADIO FRANCE) Sébastien Lecornu et son homologue ukrainien Roustem Oumerov, ministre de la Défense, jeudi 28 septembre 2023 à Kiev. (PAUL BARCELONNE / FRANCEINFO / RADIO FRANCE)

Qu’est-ce que la France, et les industriels français que vous amenez dans vos bagages, peuvent vendre à l’Ukraine ? Et quel est le savoir-faire français qui est mis à disposition ?

Je pense qu’il y a des choses rustiques sur lesquelles nous sommes leaders : l’artillerie, le canon Caesar, les munitions et la formation qui vont avec. Après, ce qui est intéressant, c’est que dans cette vingtaine d’entrepreneurs, on a aussi des grandes PME innovantes. Vous voyez l’entreprise Delair qui est capable de mettre à disposition des drones bon marché, c’est évidemment l’avenir. Et nous, pour l’armée française, cela nous intéresse aussi très directement parce que l’on tire aussi des conclusions de cette expérience ukrainienne pour l’armée française. Le déminage, par exemple. L’Ukraine va être un champ de mines au sens strict du terme. Cela veut dire que même pour percer la ligne de front, il faut déminer. Et demain, une fois la guerre terminée, pour reprendre une activité dans ce grand pays agricole, il faudra être en capacité de déminer les champs. Cela veut dire qu’il y a un marché pour le déminage et la France a une expertise particulière. Vous avez dans cette délégation un industriel français qui produit des drones terrestres, des robots en quelque sorte, qui sont capables d’avancer sur le champ de bataille et de déminer en protégeant le démineur. Ça, c’est évidemment l’avenir. C’est un marché sur lequel on doit se mettre. On avait vu l’héritage douloureux en matière de mines de la Bosnie-Herzégovine. On doit en tirer des conclusions pour l’Ukraine.

Est-ce que vous assumez qu’avec ce processus, ce changement de stratégie, la France pourrait être prise pour cible encore davantage ? Et ces entreprises qui viennent s’installer en Ukraine, pourraient être prises pour cible, alors que la Russie va reprendre, avec l’approche de l’hiver, ses frappes ciblées, probablement sur des infrastructures énergétiques.

Il ne faut pas se laisser intimider, même si je sais que, parfois, des voix, y compris au sein de la classe politique française, veulent faire croire qu’aider un pays en guerre participe à l’escalade. Non ! En droit international, le fait d’aider un pays en guerre, y compris avec notre industrie de défense, ce n’est pas être co-belligérant. Il faut redire cette vérité parce que cela fait partie du narratif russe, et il faut donc le contrer. Après, c’est aux industriels de mesurer le niveau d’engagement qu’ils veulent avoir.

Parfois, vu de France, on a l’impression que la contre-offensive s’enlise sur le front. Pour autant, c’est une guerre d’endurance qui se joue aux portes de l’Europe. 

Il faut quand même rappeler qu’on parle d’un front de 1 200 kilomètres de long. On parle d’un échec invraisemblable de la Russie qui, au regard de sa puissance militaire, selon tous les commentateurs, aurait dû dominer le champ de bataille dès le début et qu’il n’en est rien. Donc, de fait, il y a une situation tactique qui est en train de se produire, avec en plus le sujet de l’hiver qui n’est pas neutre dans cette région de l’Europe. On a donc un conflit qui s’installe avec des variations d’intensité. Parfois, la ligne de front est gelée, parfois, elle bouge un peu. La contre-offensive fonctionne plutôt, mais très lentement. Et donc, par définition, il faut s’inscrire dans la durée.

Une deuxième guerre s’est immiscée aux portes de l’Europe, dans le Haut-Karabakh, entre l’Azerbaïdjan et l’Arménie. Est-ce que la France peut intervenir militairement pour préserver l’intégrité territoriale de l’Arménie ?

Le président de la République suit lui-même ce dossier, qui est important pour la France, qui est important pour beaucoup de Françaises et de Français qui aiment l’Arménie ou qui ont des liens avec l’Arménie. Le président de la République l’a dit : l’intégrité, la souveraineté, la protection de la population arménienne sont pour nous un objectif absolu. J’ai vu de nombreuses fois le ministre de la Défense arménien. Je pense d’ailleurs être le premier ministre des Armées à avoir autant de contacts avec le partenaire arménien. Nous avons ouvert une mission de défense en Arménie, qui n’existait pas jusqu’à présent et qui permet de dialoguer au quotidien avec l’armée arménienne, avec les autorités arméniennes, notamment pour étudier, examiner le cas échéant leurs besoins, notamment en matière de défense et de protection.

La porte n’est donc pas complètement fermée.

Votre question était : est-ce que la France peut intervenir militairement. Je ne le crois pas. C’est au président de la République et chef des armées, évidemment, de répondre à cette question. En tout cas, regarder les demandes qui viennent de l’Arménie pour qu’elle puisse se défendre, c’est évidemment quelque chose que nous faisons.

Vous ne vous êtes pas exprimé sur le sujet du Niger depuis qu’Emmanuel Macron a annoncé le retrait progressif jusqu’à la fin de l’année des derniers soldats qui figurent encore sur place depuis le putsch. Est-ce que la situation au Sahel et la situation au Niger, aujourd’hui, signent l’échec de la diplomatie militaire française ?

Clairement non. Il y a dix ans, les pays du Sahel nous ont demandé de l’aide. Ils nous ont appelés à l’aide, au sens strict du terme, parce que Bamako allait tomber, qu’un califat, de fait, allait s’installer. Pendant dix ans, on a contré cette menace. Et d’ailleurs, l’objectif militaire, c’était de la remettre à la portée des armées locales. Le niveau d’intensité était tel que l’armée française pouvait contrer cette menace et la remettre dans une situation où les armées locales pouvaient ensuite la combattre. Le Mali a connu un coup d’État : on connaît la situation aujourd’hui, elle est dramatique. Le Burkina Faso a connu un coup d’État : 2 500 morts liés au terrorisme en un an, dont une majorité de civils. Ce n’est donc pas l’échec de la diplomatie française, même si on a quelques inspecteurs des travaux finis dans la classe politique française, même si on a des gens qui ont parfois une fascination pour les ennemis ou les adversaires de la France – mais ça, c’est un autre problème de politique intérieure. La réalité, c’est que quand il y avait une volonté de combattre le terrorisme, nous étions là. Les différentes juntes et les putschistes ne sont pas un phénomène nouveau en Afrique – là aussi, certains feignent de le découvrir. Leur priorité n’est pas de combattre le terrorisme. Donc nous n’avons plus rien à faire au Niger, c’est pour cela que nous nous en allons.

Qu’est-ce que vous répondez aux oppositions qui disent que la France a eu tort de s’engager dans l’opération Barkhane, par exemple ? Est-ce que c’est là du petit jeu politicien ?

Oui, cela veut dire qu’il faut aller jusqu’au bout et leur poser la question : quand ces peuples appelaient à l’aide, il fallait donc ne pas les secourir ? Cela veut dire que nous, Nation qui a connu le terrorisme sur notre territoire, il faudrait que nous ne répondions pas présent lorsqu’on nous le demande ? Je pense que maintenant, il faut que les politiques prennent leurs responsabilités. La réalité, c’est que la France est le dernier pays à assumer de prendre des risques majeurs qui vont jusqu’à la mort de soldats pour lutter contre le terrorisme. Et pour quelles raisons ? Parce qu’il y a le Sahel, il y a l’Algérie, il y a la Méditerranée et ensuite, il y a nous. Le réchauffement climatique et la résurgence de ce terrorisme nous laissent craindre évidemment des grands dangers pour notre pays, notamment en matière migratoire. Les mêmes qui nous expliquent qu’il ne faudrait pas s’engager sont les mêmes, d’ailleurs, qui ont les positions parfois les plus curieuses, ou en tout cas les plus jusqu’au-boutistes, sur l’immigration. J’appelle donc à la cohérence et j’appelle à ne pas prendre les soldats français en otages d’un débat politicien. En tout cas, je serai là pour les défendre. 

Ecoutez l’entretien exclusif de Sébastien Lecornu, ministre des Armées, sur franceinfo

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