France Industrie : préserver la compétitivité face aux risques d’un renchérissement du coût du travail

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Le JDD. Le rachat de Doliprane par un fonds américain questionne la capacité de la France à défendre sa souveraineté industrielle, notamment sur un secteur stratégique. Est-ce une fatalité ?

Alexandre Saubot. Cette affaire est emblématique. La réalité de l’industrie du médicament en France, c’est qu’en quinze ans, on est passé de la première place européenne à la sixième dans une sorte d’indifférence générale. Nous sommes maintenant derrière l’Angleterre, l’Allemagne, la Suisse, la Belgique et l’Italie. Or, on ne s’en inquiète qu’au moment d’un changement de contrôle d’une activité qui, selon les éléments publics, garantit le maintien de l’activité sur notre sol. En l’occurrence, modifier l’actionnariat d’une des branches d’un groupe pour lui permettre de libérer des moyens pour investir dans des secteurs qu’il juge plus stratégiques n’a rien de choquant.

Diriez-vous que cette affaire de Doliprane est l’illustration d’un État qui joue les pompiers, au détriment d’une stratégie sur le long terme ?

Ce fut le cas pendant de nombreuses années, jusqu’au milieu des années 2010. Depuis, la France s’est préoccupée du déclin de son industrie en s’attachant à la rendre plus compétitive. Cela a produit des résultats. Pour qu’ils soient durables, il faut que ces orientations s’inscrivent dans le temps. La question que beaucoup d’acteurs et d’investisseurs industriels se posent, compte tenu des incertitudes, est de savoir si ce choix qui a créé des emplois industriels et rétabli un solde net positif d’ouverture d’usines va ou non se poursuivre.

Face à des Américains et des Chinois qui subventionnent massivement leurs industries, la France n’est-elle pas trop naïve en respectant strictement les règles de non-concurrence ?

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C’est au niveau européen qu’il faut infléchir notre stratégie. L’Union européenne est largement maîtresse des règles de la concurrence alors que l’ensemble des traités qui nous lient limite nos marges de manœuvre au niveau national. Comme tous les industriels, je crois au marché, au libre-échange, et à la performance. Mais nous ne pouvons pas être les seuls à jouer le marché quand les grands blocs, en Asie ou en Amérique du Nord, apportent des soutiens significatifs à leurs industriels. L’Europe a évolué, mais de manière insuffisante et quelquefois contre-productive.

« Quand l’Europe se dotera-t-elle d’un « Buy European Act », en fléchant l’argent public vers son marché domestique ? »

Nous sommes encore loin de l’objectif quand nous complexifions la vie de nos entreprises avec des contraintes inutiles comme la CSRD ou la CS3D. La Chine, pendant ce temps, est capable de massivement investir de l’argent public pour soutenir le maintien des usines sur son sol. Les États-Unis font la même chose à coups de centaines de milliards de dollars, à l’instar de l’Inflation Reduction Act. Quand l’Europe se dotera-t-elle d’un « Buy European Act » en fléchant massivement de l’argent public de ses pays membres vers son marché domestique ? Si on laisse chacun des 27 pays européens se débattre dans son coin au milieu d’une guerre économique, le combat ne sera jamais à armes égales.

Le budget discuté en ce moment à l’Assemblée fait-il peser un risque sur la réindustrialisation du pays ?

En matière d’industrie, tout est affaire de temps long. La désindustrialisation de la France s’est étalée sur une trentaine d’années. Le redressement amorcé en 2016 a mis du temps à produire des effets : nous avons créé un peu plus de 120 000 emplois industriels entre 2017 et 2023. Pour continuer à réindustrialiser, il faut poursuivre dans la même direction. Les bons chiffres observés en 2022 et 2023 résultent de décisions prises il y a deux ou trois ans. Est-on capable de garder cet environnement attractif en matière de fiscalité, de stabilité réglementaire, de prix de l’énergie, de soutien à la décarbonation, pour que cette tendance perdure et que la confiance l’amplifie ?

Le gouvernement demande un effort limité à deux années aux grandes entreprises réalisant plus d’un milliard d’euros de chiffre d’affaires. Certains députés souhaitent rendre ce dispositif pérenne. Serait-ce de nature à casser la tendance positive que vous décrivez ?

C’est mécanique. Le taux d’impôt sur les sociétés est passé de 35 à 25 %, soit un allègement significatif, or, dans le même temps, le rendement de cet impôt a quasiment doublé : de 30 à près de 60 milliards versés à l’État. Le maintien de taux raisonnables et comparables à ceux des autres grands pays développés renforce l’attractivité, et donc augmente les revenus fiscaux. La meilleure contribution que l’industrie puisse apporter au rétablissement de nos finances publiques, c’est de continuer à se développer. Toutes les mesures qui affectent cette stabilité et cette confiance dans l’avenir se paieront.

Aucun des industriels que je représente ne se désintéresse du dérapage des finances publiques : si les efforts demandés sont de courte durée, les conséquences à moyen terme seront sans doute limitées. Mais si ces décisions s’inscrivaient sur un temps long, nous retomberions dans les errements du passé et la désindustrialisation ressurgirait avec son lot de catastrophes pour le pays et sa souveraineté.

L’État souhaite raboter les allègements de charges sur les bas salaires, qui contribuent notamment à niveler les salaires vers le bas. Y consentez-vous ?

Tout ce qui allège le coût du travail est bon pour l’emploi. Or, le coût de notre protection sociale pèse historiquement trop sur le travail. Tout ce qui vient rogner ce dispositif inquiète les chefs d’entreprise. La sédimentation successive des différents dispositifs d’allègements à la fois offensifs (incitations à l’emploi peu qualifié) et défensifs (contrepartie des 35 heures, soutien à la compétitivité avec le CICE et le Pacte de responsabilité) a créé un effet pervers non prévu au départ de trappes à bas salaires. Donc, se poser la question de l’évolution du dispositif est légitime pour le rendre stable, économiquement cohérent et soutenable dans le temps. D’autant que les chiffres bruts interrogent : entre 2020 et 2023, la masse salariale a augmenté d’un peu plus de 15 %, alors que les allègements de charges ont crû de 25 %.

« Il n’y a pas plus injuste que de qualifier les entreprises « d’enfants gâtés » de la fiscalité française »

En revanche, ce que l’industriel que je suis ne comprendrait pas, c’est que l’on fasse supporter à l’industrie le poids le plus lourd du coût de cette nouvelle mesure de correction – après l’écrêtement voté l’an dernier pour les salaires dépassant 2,5 Smic – alors que nous ne sommes pas responsables de la dérive financière des allègements et que notre industrie reste exposée à la concurrence internationale. Le renchérissement du coût du travail dans l’industrie serait une catastrophe pour notre compétitivité, pour l’investissement en France et donc pour l’emploi.

Que répondez-vous à ceux qui s’agacent des lamentations d’entreprises, grandes bénéficiaires de la politique de l’offre depuis sept ans, voire les désignent comme « les enfants gâtés » du macronisme ?

Les entreprises françaises payent encore près de 120 milliards d’euros d’impôts et de charges de plus que la moyenne de leurs concurrents européens. Il n’y a donc pas plus injuste que de qualifier les entreprises « d’enfants gâtés » de la fiscalité française. Notre industrie est une chance pour l’avenir de notre pays, cultivons-la !

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